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C’est avec étonnement, quand j’y songe maintenant, que je suis obligé de m’avouer que je cessai de plaindre Brenda Leonidès et d’avoir la moindre sympathie pour elle, à partir de l’instant où me furent connues ces lettres qu’elle avait écrites à Laurence Brown. Étais-je blessé dans ma vanité d’homme ? Lui en voulais-je de m’avoir menti ? Je l’ignore et la psychologie n’est pas mon affaire. Je préfère croire que ce que je ne lui pardonnais pas, c’était de ne pas avoir hésité, pour assurer son impunité, à frapper lâchement une enfant sans défense.
— Pour moi, me dit Taverner, c’est Brown qui a installé le piège et ça m’explique ce qui me surprenait là-dedans.
— Et qu’était-ce donc ?
— Vous m’avouerez que le truc était idiot ! Raisonnons. La petite détient ces lettres, qui sont plus que compromettantes. La chose à faire, c’est de remettre la main dessus. Si on y réussit, tout est bien ! La gosse peut parler, mais, si elle n’a rien à montrer à l’appui de ses dires, on pourra toujours l’accuser d’inventer ce qu’elle raconte. Seulement, ces lettres, on ne les trouve pas. Il devient donc indispensable de mettre une fois pour toutes l’enfant hors de la circulation. C’est le seul moyen d’en finir. On a commis un premier meurtre, on ne va pas chipoter sur un second ! On sait que la petite aime bien se balancer sur la porte d’une buanderie, qui se trouve dans une courette où personne ne met jamais les pieds. L’idéal, ce serait donc d’aller l’attendre derrière cette porte et, dès qu’elle arrivera, de l’assommer avec un tisonnier, une barre de fer, ou un autre casse-tête. On n’a que l’embarras du choix. Alors, pourquoi aller chercher de mettre en équilibre sur le battant de la porte un lion en marbre, qui peut fort bien manquer le but et qui, s’il touche juste, peut parfaitement – et c’est bien ce qui s’est produit – ne faire l’ouvrage qu’à moitié ? Pourquoi ? Je vous le demande !
— Et la réponse, c’est ?
— J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’assurer à quelqu’un un solide alibi. Seulement, ça ne marche pas ! D’abord, parce que personne n’a l’air d’invoquer le moindre alibi. Ensuite, parce qu’il était forcé qu’on cherchât Joséphine vers l’heure du déjeuner et qu’on repérât du même coup le bloc de marbre, qui révélerait immédiatement comment on avait opéré. Si on l’avait retiré avant la découverte de l’enfant, nous n’aurions rien compris à l’affaire, c’est évident ! Mais il était sur place… et, par conséquent, ma théorie ne tenait pas.
— Et vous l’avez remplacée ?
— Par une autre, où je fais état de la personnalité propre du coupable, de son idiosyncrasie. Laurence est un homme qui a horreur de la violence, qui répugne à la brutalité. Il lui aurait été physiquement impossible de se cacher derrière une porte et d’assommer l’enfant d’un coup sur le crâne. Mais il était parfaitement capable d’installer un piège qui fonctionnerait alors qu’il se serait depuis longtemps retiré.
— Compris ! dis-je. C’est encore l’histoire de l’ésérine mise dans le flacon d’insuline…
— Exactement.
— Et, d’après vous, Brenda n’aurait été au courant de rien ?
— Ça expliquerait pourquoi elle n’a pas jeté la fiole d’insuline. Il est très possible qu’ils aient mis tout ça au point ensemble, très possible aussi que ce soit elle, toute seule, qui se soit chargée d’expédier son mari ad patres par le poison, élégant moyen d’en finir avec un vieil époux qui avait assez vécu pour aller rejoindre ses ancêtres. Mais je parierais que ce n’est pas elle qui a manigancé le piège de la buanderie. Les femmes ne se fient pas à des mécaniques de ce genre-là… et elles n’ont pas tort. Par contre, je suis convaincu que c’est elle qui a songé à l’ésérine et que c’est son amoureux qui, suivant ses instructions, a procédé à la substitution. Elle est de ces gens qui s’arrangent pour ne rien exécuter effectivement dont on puisse par la suite leur faire grief. Ça permet de ne pas avoir de remords.
Taverner reprit, après un instant de silence :
— Avec des lettres, l’accusation tiendra debout ! Que la petite se rétablisse et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes !
Me guettant du coin de l’œil, il ajouta :
— Au fait, ça ne doit pas être trop désagréable d’être fiancé à quelque chose comme un million de livres sterling, hein ?
J’avais eu, en ces dernières heures, tellement à faire que je n’avais pas pensé à ça une seconde.
— Sophia n’est pas encore avertie, répondis-je. Voulez-vous que je la mette au courant ?
— Je crois, dit Taverner, que Gaitskill se propose de faire officiellement connaître l’heureuse – ou fâcheuse – nouvelle demain, après l’enquête.
Pensif, il ajouta, les yeux fixés sur moi :
— J’ai idée que les réactions des uns et des autres seront intéressantes à observer.